Nature morte avec frigo
Les Affiches de Grenoble et du Dauphiné, Jean-Louis Roux, publié le 15 mars 2022.
Voici des natures mortes pour notre temps ! En prenant pour modèle
l’intérieur d’un frigo ou le bac d’un évier, Agnès Colrat parle de nos
vies d’aujourd’hui, tout en traitant des enjeux intemporels de la
peinture. À découvrir à La Côte-Saint-André.
Ouvrir le réfrigérateur, c’est aller au spectacle. C’est bien d’ailleurs ce que l’on fait : on ouvre le frigo
pour regarder ce qu’il y a dedans. Certes, c’est pour, dans un second temps, se demander ce que l’on va
pouvoir faire avec ce que l’on a. Mais le fait est : le réfrigérateur est un théâtre où, sans nous en rendre
compte, nous mettons en scène notre alimentation. C’est toute une géographie, notre frigo ! Parfois
même une géologie, tant il y a de strates de victuailles... Comment nous approprions-nous cet espace de
conservation, qui a été pensé et conçu par d’autres avant nous (ingénieurs, designers, etc.) ? Le frigo
relève de l’intimité, presque autant que notre chambre à coucher : il dit tout de nos vies – nos manques,
nos faiblesses, nos compulsions. Agnès Colrat ouvre nos frigos et c’est d’emblée un tableau.
SOCIETE CONSOMMEE.
Ce serait une injustice que de réduire les peintures d’Agnès Colrat à ce qu’elles représentent : des
intérieurs de frigos. Il n’est pas interdit, bien entendu, de considérer la dimension sociologique de ces
réfrigérateurs béants : ce qu’ils trahissent de nos modes de vie. Mais ce serait faire fausse route que d’en
rester là. Car, si la lumière froide des réfrigérateurs et les couleurs violentes des emballages de
l’industrie agroalimentaire dénoncent évidemment (et sans qu’il soit utile d’épiloguer longtemps) la
futilité clinquante de la société de consommation, la démonstration tient in fine à la façon dont l’artiste,
par sa touche, creuse son motif.
SACHETS, BARQUETTES, BOCAUX.
En peintre de nature morte qu’elle est (mais une nature morte qui donne à voir notre vie d’aujourd’hui
et qui parle de nous), Agnès Colrat joue des chromatismes (salades vertes et betteraves rouges) et plus
encore des effets de matière : brillances ou matités des emballages, demi-transparences des boîtes
hermétiques en plastique, compositions complexes marquant l’interpénétration des volumes et des plans
(sacs, sachets, barquettes, bouteilles, bocaux, pots). Les cadrages sont rigoureux : frontaux (on imagine
l’artiste accroupie devant le frigo ouvert) ou bien en vue cavalière (regard surplombant de toute la
hauteur d’un adulte sur le contenu du frigo).
LE VIDE ET LE PLEIN.
Ce que montrent les huiles sur toile d’Agnès Colrat relève donc de la superficie (la consommation, c’est
l’écume des jours), mais cette superficie est travaillée par l’artiste en profondeur. Le réfrigérateur a
beau être plein, il exprime souvent un vide, tandis qu’en figurant ce vide, Agnès Colrat est au plein de
l’acte de peindre. Qu’on veuille bien y prendre garde : en focalisant son regard sur l’intérieur des
réfrigérateurs, l’artiste s’interroge d’entrée sur ce qu’est une image. La porte ouverte du frigo, c’est en
soi un tableau ! Les bords du frigo coïncident avec les bords du tableau. Le frigo conserve nos
provisions, mais encore il les « encadre » ; il les maintient à l’intérieur d’un volume, que la peintre
transforme en une surface cernée.
DU FRIGO A L’EVIER.
Du reste, Agnès Colrat opère pareillement, lorsqu’elle dessine des éviers : dans de rigoureuses vues
plongeantes qui écrasent la profondeur, elle fait coïncider le cadre de son dessin avec le bord de
l’évier... et réduit, du coup, son motif aux seules usures que la céramique ou l’inox du bac a subi au
cours des décennies de son utilisation : rayures, frottements, grattages, dépôts, etc. S’il n’y avait la grille
de la bonde – ou bien quelques cadavres de mouches – pour nous ramener à la réalité, nous serions bien
en peine d’interpréter ces dessins à l’encre sur polyester. Tout procède, chez Agnès Colrat, de ce va-et-
vient perpétuel entre le réel et son image, le rendu de l’espace mais l’aplatissement des plans, la
figuration assumée mais la jubilation du pur exercice pictural. L’art d’Agnès Colrat se joue à l’entre-
deux des mondes.